La psychanalyse mise à mal par (certains de) ses affidés, même

À Marcel Duchamp et à sa mariée

Un article récent du journal Le Monde, Le Monde… a fait grand bruit dans Landerneau : « Encore un article hostile ! Encore la manifestation de la résistance à la psychanalyse ! Encore un complot ! » Comme à l’accoutumée, la communauté des psychanalystes a vitupéré sans saisir la légitimité des propos portés à l’encontre de leur discipline. Car, pour le moins, la critique était légitime si l’on se souvient que, depuis des années, la communauté laisse certains de ses membres s’exprimer dans les médias au nom de la psychanalyse quand ils s’y expriment au nom de présupposés religieux ou métaphysiques qui leur sont propres et qui ne concernent en rien la psychanalyse, même si ses contributeurs les plus célèbres, Freud et Lacan, ont pu à l’occasion soutenir des propositions s’articulant plus à des postulats métaphysiques qu’à la description de la clinique ; si Freud emprunte ses concepts à l’une des deux traditions de l’idéalisme qui va d’Herbart à Lipps tout en prenant son miel chez Hume ou Mill, Lacan emprunte les siens à l’autre : Hegel, Heidegger, tout en prenant son miel auprès du néokantisme de Lévi-Strauss.

En soi, il n’y a rien de grave ; simplement, il importe de garder à l’esprit les implications ontologiques des présupposés choisis et d’en mesurer la pertinence à l’aune, non seulement de la logique et de l’observation clinique, mais de l’étude historique ou de l’examen sociologique.

Mais, surtout, s’il n’y a rien de grave, en l’occurrence, c’est que la psychanalyse n’a rien à dire d’un point de vue axiologique sur les faits de société, a fortiori dans une visée prospectiviste : à partir de quoi, la psychanalyse pourrait émettre des jugements de valeur sur des décisions politiques ? La psychanalyse n’est pas une théodicée.

Ce mot, la psychanalyse, a été inventé par Freud en 1896 pour nommer une méthode d’investigation et de traitement et nullement une théorie ; pour cela, il a forgé un mot, la métapsychologie, vite surnommée la sorcière pour conjurer en partie son inclination personnelle à spéculer car, justement, une des règles sur lesquelles repose la psychanalyse, c’est la neutralité du psychanalyste, l’abstention qu’il doit manifester à l’égard de toute théorie pour pouvoir entendre vraiment ce que lui dit l’analysant.

Freud ne s’est pas permis le moindre jugement axiologique sur des faits de société ou des décisions politiques en dehors d’en dénoncer leur part d’illusion (au sujet du léninisme) ou de haine (au sujet du nazisme).

Dès qu’un psychanalyste évoque des faits de société ou des décisions politiques, il ne se situe plus en tant que psychanalyste, il se situe à partir de ses présupposés religieux, métaphysiques, voire politiques, quand bien même exerce-t-il par ailleurs la psychanalyse : qu’il connaisse les raisons pour lesquelles votre fille est muette ne lui permet nullement de faire des conjectures sur le bien-fondé d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe ou d’émettre un avis sur la décadence ou la fixité des mœurs.

Mais les psychanalystes sont des êtres humains comme les autres, et comme les autres ils ont un goût immodéré pour deux travers dont on doit se déprendre sans arrêt : Le goût de la généralité : alors que chaque cas est le cas, il est irréductiblement singulier, on ne peut s’empêcher de le subsumer sous un concept général ; le goût du fondement : alors que nous ne disposons d’aucun sol ferme sur lequel prendre appui, nous imaginons qu’il y aurait bien quelque part une substance éternelle.

Parmi les jugements axiologiques portés par des psychanalystes sur notre société, deux reviennent très souvent :

un enfant ne pourrait advenir à un certain épanouissement que s’il a une mère et un père, jugement prenant appui sur la version vulgarisée du complexe d’Œdipe, lue ici de surcroît à travers un prisme théologique ou biologiste ;
les mœurs auraient été fixées une fois pour toutes par le seul pouvoir d’action d’une fonction innée implémentée dans l’esprit des hommes.
On voit bien l’enjeu de ces deux thèses : celui d’affirmer haut et fort que tout aurait été déterminé depuis toujours soit par des décrets divins soit par des décrets de la nature, mais que chacun se devrait de suivre.

Cette affirmation fait sourire tant elle fait écho à un fantasme infantile banal que nous rencontrons sans cesse chez nos patients et dont rend compte le moindre conte pour enfants : j’ai bien un papa et une maman, je les aurai toujours et plus tard je ferai comme eux, je me marierai avec une dame, si possible ma maman, et j’aurai beaucoup d’enfants. Freud appelait cela : la protestation virile, ce roc difficile à entamer pendant une psychanalyse, et c’est pour ça qu’il invitait les psychanalystes à retourner sur un divan tous les cinq ans.

C’est justement parce que cette affirmation fait sourire que les psychanalystes ne se sont guère offusqués jusqu’à présent des positions de certains de leurs collègues ; on se disait : ce n’est pas grave, ça ne mange pas de pain ; à ceci près qu’à la longue, on passe tous pour des fous et surtout désormais la psychanalyse est présentée comme une secte conservatrice et ridicule.

D’où mon souci de montrer que les deux thèses ne résistent nullement à l’examen.

1) La thèse affirmant qu’un enfant aurait besoin pour s’épanouir d’un père et d’une mère fait fi autant des conditions logiques de la structuration de l’enfant que de l’observation historique et sociologique.

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Depuis les travaux de Spitz, on sait qu’un enfant advient à une subjectivation cohérente que si et seulement s’il est interpellé par un tiers qui est concerné par lui, que ce tiers soit sa mère, une nourrice, une puéricultrice, un père, voire une louve pour Remus et Romulus ; même dans les situations les plus improbables, il suffit que cette condition soit remplie pour que le nouveau-né advienne à une subjectivation cohérente, y compris dans des camps de concentration, comme Marie-José Chombart de Lauwe a pu en témoigner. Cette condition en suppose néanmoins une autre qui est incluse en elle : que ce tiers interpellant l’enfant et concerné par lui soit aussi interpellé par autre chose que l’enfant, que l’enfant ne soit pas tout pour lui.

Cette double condition logique, qui met en abyme la thèse qu’un enfant aurait besoin d’un père et d’une mère, est tellement admise par toute la communauté scientifique qu’il n’y a pas lieu de s’y attarder plus, surtout qu’elle est aussi invalidée par l’observation historique et sociologique.

Déjà cette thèse évoque la sexualité sur le mode convenu d’une relation entre un homme et une femme en vue de la procréation, sans prendre la mesure que la sexualité depuis toujours et sous toutes les latitudes se réalise soit seul soit avec des partenaires du sexe opposé ou du même sexe, occasionnels ou durables, et sans que soit incluse en elle la moindre préoccupation procréative, préoccupation qui fut toujours celle de la rhétorique religieuse et politique afin que soit assuré le renouvellement des générations. S’ils n’étaient soumis au « Croissez et multipliez-vous » de la Genèse (impératif retrouvé dans toutes les religions et idéologies politiques), il n’est pas sûr que les hommes et les femmes se reproduiraient comme en témoigne la diminution de la natalité en proportion de la sécularisation et de la démocratisation des sociétés doublées de l’implication sociétale des femmes.

Ensuite, les relations amoureuses entre personnes de même sexe ont toujours existé avec des degrés de publicité à proportion des degrés de tolérance des sociétés : les Mésopotamiens, les Égyptiens, les Germains, les Grecs, les Polynésiens, les Mayas, les Romains, les Chinois, les Arabes pré-islamisés avaient l’opportunité d’avoir des relations homosexuelles peu ou prou affichées un peu comme en Europe au moment de la Renaissance, où, sous Laurent le Magnifique, la majeure partie des jeunes gens à Florence vivaient leur sexualité dans le cadre de couples gay.

Enfin, la forme commune actuelle de la famille est une réalité récente. Au milieu du XIXe siècle, seuls 30 % de la population appartenant à l’aristocratie, à la bourgeoisie et à la paysannerie aisée étaient concernés par cette forme de famille. À cette époque, plus d’un enfant sur deux était élevé par une mère célibataire, une nourrice (Cosette) ou en orphelinat sans oublier les enfants des rues (Gavroche, Rémi, etc.) et les enfants placés dans des ateliers industriels dès l’âge de 6 ans et élevés sur place par les plus âgés

Mais d’où l’ethnologue sait-il cela, si ce n’est qu’il confond l’expérience humaine et celle de la machine de Turing dont N. Wiener, J.V. Neumann et Cl. Shannon développent alors les applications avec la cybernétique, l’ordinateur et l’intelligence artificielle.

L’homme, pour Lévi-Strauss, serait un robot, n’ayant avec le réel que des rapports cognitifs préenregistrés dans le cerveau, de sorte que les hommes de tous les temps et de toutes les cultures fonctionneraient semblablement, voire que toutes les cultures seraient au-delà de leurs diversités apparentes semblables.

Même les particularités individuelles appelées névroses et psychoses doivent disparaître « devant une conception physiologique ou même biochimique. « L’inconscient, ajoute-t-il encore, cesse d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, il se réduit à la fonction symbolique Mais, qu’est la fonction symbolique ? « Un mécanisme biologique », répond l’ethnologue, Revue…. »

Bien sûr, l’œuvre de Lévi-Strauss ne s’arrête pas aux structures élémentaires de la parenté, elle propose une lecture des mythes : tous se réduiraient à une formule canonique… malheureusement jamais démontrée… et surtout, comme le montre De Sousberghe en 1969, sans que ne soit tenu compte du fait que, dans les sociétés ouvertes, il n’y a pas de mythe organisateur.

Reste alors la notion très mystérieuse de symbolisme (qui n’a rien à voir avec la notion de Lacan d’ordre symbolique).

Lévi-Strauss ne semble pas savoir qu’il n’y a que quatre manières différentes de transporter du sens : l’indice qui a un sens et un seul en lien avec un seul référent, la fumée et le feu ; l’icône qui a un sens et un seul en lien analogique avec son référent, le panneau du code de la route du croisement de routes (deux barres inclinées croisées) et le carrefour routier ; le signe qui est propre au langage et qui est susceptible de recevoir mille sens différents selon le contexte de l’énoncé (la construction syntaxique), la prosodie, la mimique, la gestuelle de celui qui parle (transposées par l’écrivain avec des points d’exclamation, des figures de style, etc.), les circonstances extralinguistiques [8][8]« On doit, écrit Frege, rechercher ce que les mots veulent dire… ; et enfin le symbole dont le support peut être n’importe quoi et qui a un sens et un seul accepté par toute une communauté : le drapeau, le blason, les objets de sacrifice du prêtre, les objets de sacre du prince, les symboles mathématiques, etc.

En quoi le système binaire de la machine de Turing est-il un symbolisme ? L’opposition (0,1), si elle utilise trois symboles mathématiques, est un algorithme mathématique, elle n’est pas un symbolisme au même titre que les objets du sacre du roi, du sacrifice du prêtre qui constituent l’un et l’autre un ensemble fermé de symboles.

En fait, Lévi-Strauss est pris par l’histoire du néo-kantisme où, depuis le milieu du XIXe siècle, on voit du symbolisme partout, qu’on se rappelle de Cassirer ; Lévi-Strauss y ajoute que ce symbolisme mystérieux a un fondement biologique et, à cette fin, il invente la fonction symbolique, le pouvoir du cerveau humain d’imposer des lois structurales inconscientes au réel.

Or Lévi-Strauss ne nous fera jamais part d’une au moins de ces lois structurales hormis le principe de réciprocité et la réduction du langage à un système de cognitif d’information basé sur des entités dotées d’un sens et d’un seul. Mais nous avons vu que ce système de réciprocité a une validité locale limitée à quelques tribus perdues et que le langage est un peu plus complexe qu’une machine de Turing.

Enfin, Lévi-Strauss imagine un primat du signifiant (comme dans l’ordinateur) ; mais n’a-t-il pas vu qu’on ne peut saisir un signifiant que parce qu’il est associé à un signifié ? Quand nous entendons des gens parler une langue étrangère que nous ne connaissons pas, nous ne distinguons aucun signifiant car nous n’entendons aucun signifié. Nous ne distinguons un signifiant que parce qu’un support peut accueillir plusieurs signifiés liés aux circonstances et non à un encodage cérébral antérieur à la naissance. Le langage n’est pas un système symbolique, car le sens d’un énoncé n’est pas unique, fixé pour l’éternité, mais variable à chacun de ses emplois selon les circonstances et la singularité de son locuteur en cet instant.

De même, il n’y a pas de signifiant zéro, c’est une fable ; le mana des Polynésiens est un hyperonyme : un mot susceptible de venir à la place de beaucoup d’autres de la même classe, c’est-à-dire prenant une signification différente selon les circonstances de son emploi tout en ayant en chacun de ses emplois une part de signification commune. Ainsi du mot pull dans la langue française qui vient à la place de tricot, cardigan, chandail, gilet, sweater, etc. Mais, surtout du mot esprit : puissance, chimère, force, etc. qu’on emploie à tout bout de champ. Le mot mana est aux Polynésiens ce que le mot esprit est aux Français – je renvoie à l’ouvrage de Codrington : The Melanesians (1891) où il invente la notion de… efficacité symbolique (qui n’est donc pas de Lévi-Strauss…).

L’analogie de Lévi-Strauss entre le langage et les pratiques sociales est donc fausse. Seul le langage est un langage, les pratiques sociales sont des pratiques douées de sens pour une collectivité parce qu’elles sont parlées par le langage que partagent les membres de cette communauté dans les formes de vie qui sont les siennes.

On pourrait reprendre toutes les doctrines qui, à un moment, servent de point d’appui à quelques psychanalystes pour résister à la psychanalyse, on y retrouvait les mêmes confusions, je pense à l’époque où Widlöcher cherchait à s’appuyer sur les neurosciences…

Voilà : la psychanalyse n’est ni une théodicée ni un réductionnisme biologique ; que nos confrères qui ont du mal à l’entendre fassent œuvre de raison et, s’ils en sont empêchés, qu’ils suivent la proposition de Freud : tous les cinq ans, un petit tour sur…

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