Une morale du renoncement

Lorsque Richard von Krafft-Ebing invente le mot masochisme à la suite de sa lecture de l’œuvre de Leopold von Sacher-Masoch, il donne un nom à la position subjective la plus ordinaire qui soit, que celle-ci soit déclinée ensuite en masochisme sexuel, féminin ou moral, comme s’il éclairait brusquement ce qui avait été jusque-là caché : que l’être parlant a pour destinée commune de répondre à la demande de l’Autre à l’image de cette figure paradigmatique de la civilisation occidentale qu’est le Christ s’offrant en sacrifice sur la croix.

Toutefois, l’être parlant n’a pas attendu le Christ pour ex-sister sous ce rapport à l’Autre, ce rapport est inhérent à la structure même de l’être parlant car il est la condition de son advenue à une position subjective : il n’y a de sujet à venir que si le nouveau-né se prête à répondre à la demande de l’Autre maternel dont il ne pourra échapper qu’à se plier à la demande de l’Autre paternel puis sociétal. Freud lui-même, lorsqu’il propose un horizon à la cure analytique, ne le peut concevoir hors de cette soumission : aimer (il ne dit pas désirer) et travailler.

Le dessein de cette structure a depuis sa formalisation par Lacan un nom, celui de la jouissance phallique ; elle n’ex-siste que pour autant qu’elle se prête à répondre aux assignations de l’Autre : « Dis, nous t’obéirons ! », c’est-à-dire : « Dis sous quel aspect je dois me présenter comme objet et je m’y réduirai pour ta plus grande gloire ! »

Il y a quelques mois, nous avons fêté le 60ème anniversaire de l’armistice de la Grande Guerre : quelle plus belle illustration de cette réduction assumée à une position de déchet que nous y a donné cette multitude de combattants de toutes nationalités absolument maltraités, blessés, morts… pour la Patrie. Et quoi qu’on puisse en penser, par quels mots commence le discours de Pétain du 17 juin 1940 ? Réponse : « Je fais à la France le don de ma personne. »

Certes, si la marge de manœuvre du sujet pris dans les rets de la demande de l’Autre maternel est des plus réduites, au point de savourer avec délices son passage à la soumission à la demande de l’Autre paternel puis sociétal, il ne faudrait pas néanmoins mésestimer le pouvoir de contrainte de cette dernière comme le rappellent la condition ouvrière et le service de la patrie.

Bien sûr, le névrosé qui vient nous voir y vient pour échapper à la coercition de la demande de l’Autre maternel que lui rappelle chaque jour son symptôme, mais il y a lieu de veiller à ce que la direction de la cure n’en limite pas l’efficace à un simple passage d’une tyrannie l’autre comme nous y invite Lacan en ouvrant notre acte à la mise en évidence d’une jouissance autre délivrant le sujet du service à l’Autre et faisant de lui un agent. Mais qu’il ait fallu attendre 1973, il y a 5 ans, pour que soit dit explicitement qu’il y a un au-delà du service à l’Autre montre, s’il en était besoin, combien cette éventualité est pour la plupart des êtres parlants inimaginable ; même Nietzsche ne peut s’y résoudre, non seulement sur le plan de l’Autre paternel puisqu’il invite à s’en procurer un, mais sur le plan de l’Autre sociétal puisqu’il souligne combien la mort de Dieu serait insupportable au plus grand nombre incapable d’envisager l’Übermensch, « cet individu souverain, écrit-il dans La généalogie de la morale, qui n’est semblable qu’à lui-même, qui s’est affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supra-moral qui a sa volonté propre, indépendante et durable, cet homme qui peut promettre – et une conscience fière vibre dans tous ses muscles, ajoute-t-il, la conscience de tout ce qu’il a fini par conquérir, conscience véritable de sa puissance et de sa liberté, sentiment de l’accomplissement de l’homme ».

Au demeurant, l’analyste n’est pas là pour coucher sur son divan la foule réclamant un maître, s’il peut décrire le malaise de la civilisation, il ne peut le régler car il lui est inhérent ; nulle société ne s’affranchit de ses fers, ils lui sont constitutifs : « Partout (l’homme) est dans les fers » (Rousseau).

L’analyste accueille un par un ses analysants qui viennent avant tout pour y être délivrés du service à l’Autre maternel, de l’emprise de sa coercition violente car elle fut la condition de son advenue au statut de sujet dont elle a régi toutes les modalités : son oralité, son analité, sa corporéité, quand l’Autre paternel puis sociétal attend d’autres sacrifices. La mère règle l’absorption orale, l’excrétion anale, la mobilité du corps et dessine ce qu’il y a lieu de faire et ne pas faire, usant pour ce dressage de l’angoisse, de la honte et de la culpabilité pour arriver à ses fins ; et l’enfant devenu adulte se pressera d’élire un substitut maternel (quel qu’en soit le sexe biologique) auprès duquel il pourra poursuivre ce commerce consubstantiel à son ex-sistence.

Des noms surgissent immédiatement pour donner une figure à ce substitut maternel : Marie, pour les forçats du christianisme ; la Dame, pour les chevaliers du Moyen Âge ; Pauline, pour Alexis le héros du Joueur de Dostoïevski, ce dernier parlant à juste titre d’un univers de l’auto-châtiment pour donner une appréciation sur ses personnages.

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On se presse de voir dans le destin de l’obsessionnel l’incarnation absolue du paradigme de cette morale du renoncement qui est le corrélat de cette soumission à l’Autre maternel ; ce serait méconnaître les enjeux de la position hystérique et surtout phobique : que veut l’hystérique, si ce n’est un maître sur lequel régner pour aussitôt se plier à un autre dans un cycle sans fin comme l’illustrent Ariane (Belle du Seigneur) et Jeanne (Une Vie) ? Que veut le phobique, si ce n’est qu’une limite lui soit définitivement tracée pour légitimer une inhibition qui l’enserre dans le commerce étroit avec l’Autre qu’illustre Simon de La presqu’île de Julien Gracq : « Irmgard était déjà là, mieux que présente, disponible – puisqu’il allait pouvoir peupler à l’aise, loin d’elle, son après-midi de tout un affairement précurseur, border partout et de si près son absence qu’elle en deviendrait plus vivante qu’elle. » Nulle autre origine à chercher pour comprendre ce que disent les concepts de compulsion de répétition et de pulsion de mort : comment échapper à la contrainte de l’Autre maternel puisqu’elle règle l’ex-sistence, puisqu’aucune autre ex-sistence n’est envisageable ? Aucune force diabolique à suspecter, aucune métaphysique conflictuelle à envisager : nous sommes ainsi faits que nous avons à produire du symptôme pour ex-sister, cette livre de chair qu’il nous est commandé de livrer à l’Autre.

Que l’obsessionnel se contente d’un maître lointain subsumant les aléas de la mère, ainsi Drogo dans Le Désert des Tartares, ne lui donne pas un privilège : combien d’hystériques à l’exemple d’Eugénie Grandet ou d’Elisabeth von R. savent aussi se contenter d’un seul maître, on les dit alors sacrificielles.

D’autant plus que le service à la Mère est validé par l’Autre paternel et sociétal : tu te dois de respecter ta mère ! C’est le premier devoir qui t’est prescrit !

N’allons pas voir dans cette prescription un reliquat de la morale religieuse, elle imprègne toutes les morales philosophiques, qu’elles soient déontologistes ou conséquentialistes, qui toutes visent à la conformité de l’action aux attentes de l’Autre sociétal : « C’est particulièrement le désir, écrit Descartes dans le Traité des passions, que nous devons avoir soin de régler et c’est en cela que consiste la principale utilité de la morale », explicitant ainsi cette phrase énigmatique du Discours de la méthode : « car par ce moyen [la morale dite par provision], s’ils [les hommes] ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt ».

Que le masochisme moral se montre par instants sous le jour du masochisme sexuel, cela va sans dire car le sexuel, tant pour l’hystérique, le phobique que l’obsessionnel, n’est qu’une modalité du masochisme moral ; et que nous disent nos analysants lorsqu’ils évoquent leur sexualité si ce n’est qu’elle est tissée de part en part par le symptôme : il n’y a pas d’autre sexualité écrite sous le chef de la jouissance phallique qu’une sexualité masochiste : frigidité et vaginisme, évitement et masturbation, impuissance et éjaculation précoce, pour ne rappeler que les symptômes les plus saillants comme les plus communs à l’heure où, il y a onze ans, mai 1968 nous avait promis la liberté sexuelle quand Raoul Vaneigem nous avait plutôt invités à quelque prudence comme le confirma peu après Lacan : c’est un trait de structure qu’il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible en tant que tel, chacun y étant convoqué au prorata de la demande de l’Autre comme le confirme la sexualité du psychotique, paranoïaque ou schizophrène, souffrant du manque justement de cette demande : comment y aller dans ce rapport ? Nul guide ne lui tient lieu de repère comme le souligne justement Descartes et à défaut de guide nulle sexualité ne peut être envisagée.

C’est justement le problème de Pascal : orphelin de mère à 3 ans peu après la naissance de sa petite sœur, il est élevé par son père (très particulier) et par sa sœur aînée (très vorace). À ces conditions de son enfance s’ajoutent, pour lui, les modifications des formes de vie de son temps : le passage d’une société traditionnelle, fermée, à une société libérale, ouverte, doublé de l’observation de l’infinité de l’univers : c’est l’époque de Copernic, Kepler et Galilée.

La mère de Pascal est à nouveau enceinte quand son fils a à peine un an, puis la petite Jacqueline vient au monde et, un an après, Antoinette, la mère, meurt. Mais, bien avant la mort de sa mère, Pascal présente déjà des bizarreries : il ne supporte pas de voir ses parents ensemble et commence à avoir des accès hypocondriaques qui ne céderont qu’à 23 ans sous la double contrainte de la conversion et de la scarification : tous les soirs, Pascal, qui s’est fait fabriquer une ceinture à clous, serre celle-ci jusqu’à ce qu’il saigne, rituel qui culmine lors de la fameuse nuit du 23Ênovembre 1654 où il s’identifie absolument et définitivement au Christ : « Soumission totale à Jésus-Christ, certitude, joie, joie, éternellement en joie, Amen. »

Lire ensuite Pascal et voir ce qu’il écrit : un destin masochiste, au demeurant banal.

Ce que dit le mot allemand Versagung : un dire (sagen) défait de son sens auquel supplée un agir fou.

C’est cela la condition humaine.

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